Jung et moi : parcours croisés

Jung et moi : parcours croisés — Annonce d'un nouveau projet

Je vous annonce un projet qui me tient à cœur : un livre explorant la rencontre entre la pensée de Carl Gustav Jung et mon propre parcours

PRÉFACE

PRÉFACE – Jung et moi : parcours croisés

Il m’est impossible d’aborder la vie de Jung sans remonter d’abord à la mienne. Non par égocentrisme, mais parce que c’est ainsi que Jung invitait chacun à lire la psyché : depuis son propre centre, depuis la texture intime de son existence. Chez lui, la théorie naît de la vie ; on ne comprend l’âme humaine qu’en rencontrant la sienne.

Si ce livre est un parcours croisé entre Jung et moi, c’est parce que mon histoire franco-marocaine, métissée d’Afrique et d’Europe, s’est toujours construite en résonance avec la sienne. Certaines étapes de ma vie seraient restées opaques sans la pensée jungienne ; certains concepts de Jung seraient restés abstraits sans la matière de mon corps, de mes lignées, de mes récits et de mon histoire pour les éprouver.

Je suis né dans un corps déjà marqué : des pieds bots. Cette entrée dans le monde par la blessure a donné à mon chemin une topologie particulière. Mon père y voyait une forme de destin sacré ; ma mère, elle, y voyait une injustice à réparer. Entre ces deux lectures opposées, j’ai dû apprendre très tôt à habiter un corps qui, avant même que je ne marche, portait une tension originelle.

Mais ma naissance corporelle n’est qu’un début. Ma naissance symbolique, elle, s’est faite dans un monde où les récits circulaient autant que la lumière.

Mon père racontait des histoires venues de traditions islamiques, de confréries, de rituels, de mysticismes populaires, de légendes de saints et de serpents, des récits traversés par la croyance, la magie, la peur, la force et l’invisible. Mon oncle racontait d’autres histoires encore : chrétiennes, druidiques, ésotériques, mélangeant Jésus, les arbres sacrés, les énergies, les visions. Sa foi avait fini par l’engloutir, mais ses récits, eux, ont déposé en moi quelque chose de très ancien. Enfant, j’étais entouré de deux cosmologies différentes mais toutes deux habitées par le symbole vivant. Chez Jung, j’ai retrouvé plus tard cette même capacité des récits à façonner l’inconscient bien avant la compréhension intellectuelle.

À cela s’ajoutaient les racines familiales.
Du côté paternel, ma famille porte l’héritage d’un ancêtre chérif, descendant de Fatima et Ali, dont le mausolée se trouve à Fès. Une histoire transmise dans mon enfance raconte que, durant le protectorat français, les colons l’auraient jeté dans une fosse aux lions pour forcer sa famille à céder leurs terres. Les lions ne l’ont pas touché. Cet événement, interprété comme un signe de baraka, a traversé les générations comme une légende fondatrice. À cela s’ajoute l’origine sénégalaise de mon arrière-grand-mère, qui ancre ma lignée dans un autre continent, un autre imaginaire, un autre souffle.

Du côté maternel, un autre héritage me parvient : celui de mon grand-père Bernard Fischer, instituteur, résistant, engagé dans le réseau SOE Buckmaster. Arrêté, torturé, déporté dans le dernier “train de la mort” en juillet 1944, il en a été extrait par les Allemands et fusillé à Hersbrück pour son attitude jugée trop fière. Une rue porte aujourd’hui son nom. Je n’ai jamais connu cet homme, mais son courage et sa fin tragique ont longtemps habité les récits de ma famille, imprimant en moi la conscience très tôt que la dignité se paie parfois au prix le plus haut.

Cette mosaïque, islam, christianisme, druidisme, Afrique, Maroc, France, résistance, chérifat, a formé le paysage intérieur dans lequel mes premiers symboles ont émergé. Avant même de connaître Jung, je vivais déjà dans un monde saturé d’archétypes.

Mon enfance fut également traversée par la musique, la danse et le mouvement. La maison résonnait de rythmes, de mélodies, de chants traditionnels. Ce n’était pas ma mère qui chantait : on lui avait répété qu’elle chantait mal, et elle n’osait pas. Ce silence m’a marqué. Peut-être est-ce ce que la danse et la musique ont dû prendre en charge pour moi : un langage que la voix retenue de ma mère n’avait pu offrir. Concernant le yoga. C’est vers six ans que mon frère aîné découvre un livre de yoga et décide de nous initier, ma sœur et moi, à la méditation et aux postures. Nous nous asseyions en tailleur, fermions les yeux, tentions de méditer, tout en ouvrant parfois un œil par curiosité. Nous avons passé des heures à essayer la posture du paon (Mayurâsana), tombant, riant, recommençant. Je ne le savais pas encore, mais cet épisode intime et ludique a été ma première entrée dans le corps vécu, dans le souffle, dans l’équilibre, dans le mystère. Le yoga est entré en moi comme un jeu d’enfant, mais c’est de ce jeu que tout allait partir.

À cela s’ajoutait une autre force : le savoir. Dans ma famille, apprendre n’était pas un devoir, mais une posture intérieure. Les livres formaient une géographie : Aïvanhov, Lobsang Rampa, encyclopédies de parapsychologie, textes religieux, traités mystiques. Mon frère les lisait avant moi ; je les lisais en cachette derrière lui, comme on explore un terrain interdit.

À dix-sept ans, je découvre Sahaja Yoga. Le lendemain, je me lève à cinq heures pour méditer. Quelques mois plus tard, je présente un exposé sur la kundalini en cours de philosophie. À dix-neuf ans, je pars en Inde. L’avion surbooké du retour me fait rater mes partiels, mais ce détour devient un enseignement. Je poursuis ensuite un tour des ashrams en Europe, où je découvre que le spirituel, dès qu’on le déshabille, est d’une simplicité presque désarmante.

C’est alors que Jung entre véritablement dans ma vie. Je l’avais lu adolescent, notamment son récit bouleversant de mort imminente dans Ma vie. Mais c’est plus tard que sa pensée a commencé à dialoguer avec la mienne. Les concepts junguiens devinrent autant de miroirs pour comprendre ce que mon corps, mes lignées, mes récits familiaux et mes silences avaient inscrit en moi.

Comment ne pas voir un parallèle avec l’enfance de Jung, qui se vivait comme divisé entre deux pôles, l’enfant ordinaire d’un côté, et de l’autre un enfant profond, solitaire, déjà tourné vers l’invisible et mon propre vécu, fait très tôt de dualités, de questions intérieures et de replis silencieux ?

Et comment ne pas voir que le corps a toujours été mon axe : la marche difficile de l’enfance, la trompette commencée à neuf ans, arrêtée trente ans puis reprise, le yoga improvisé avec mon frère à six ans, le tango plus tard, la somatique, l’enseignement, la parole. Tout me ramenait vers un même centre : le corps comme lieu de connaissance, de vérité et d’individuation.

Ce livre n’est ni un traité sur Jung ni une autobiographie classique. C’est un récit à deux voix : la sienne éclaire la mienne ; la mienne met en chair la sienne. Deux trajectoires séparées par un siècle, deux continents, deux héritages, mais animées par les mêmes questions : comment devient-on soi-même ? Comment vivre avec ses ombres ? Comment transformer une blessure en chemin ? Comment faire dialoguer le corps, l’âme et le symbole ?

Ce livre met en scène la conversation silencieuse entre la vie de Jung et la mienne, deux parcours qui se répondent.

C’est cela, Jung et moi : parcours croisés.